Chaque jour est un arbre qui tombe

Gabrielle Wittkop

Gallimard, 2006, rééd. coll. « Folio », 2007

 

Un journal imaginaire

 

Gabrielle Wittkop était née à Nantes en 1920. Elle est l’auteur de nombreux récits, caractérisés par un style très riche et très puissant, ainsi que par leur absence totale de conformisme et leur univers dérangeant pour le lecteur : Le Nécrophile, La Mort de C., Sérénissime assassinat et La Marchande d’enfants notamment, paru de façon posthume en 2003, et pour lequel elle avait cherché un éditeur pendant vingt ans, tant il était difficile de faire paraître ces lettres fictives d’une maquerelle dirigeant un bordel d’enfants, et qui compte le marquis de Sade parmi ses clients. C’est d’ailleurs à « Donatien l’Admirable » qu’est dédié le récit. Atteinte d’un cancer, Gabrielle Wittkop s’est suicidée en décembre 2002 à Francfort. « J’ai voulu mourir comme j’avais vécu : en homme libre », écrit-elle.

 

L’édition de ce journal singulier, refusant l’analogie avec des « personnes naturelles », a été établie par Nikola Delescluse, qui avait déjà donné une préface à La Marchande d’enfants. Une note liminaire précise que « l’auteur […] ne saurait […] être identifié à l’un ou l’autre des personnages ». Même l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage n’est pas assurée puisque « le personnage principal – ou plus exactement l’unique protagoniste – », s’appelle Hippolyte, prénom épicène, qui désigne aussi bien le fils de Thésée qu’une des Amazones dans la mythologie grecque, ce qui place ces pages sous le signe de l’hermaphrodisme, déterminant chez cet auteur. À la date du 27 mai, elle raconte sa naissance, dans un style ample et plein d’ironie : « un jeudi matin, tandis que la pluie atlantique crépite sur les marronniers, ma mère me met au monde, rupture de style et rupture du périnée. Toute naissance est une page d’Octave Mirbeau révisée par Georges Courteline. La pendule de la cheminée sonne sept heures d’une voix étranglée à l’instant où, étranglée dans le cordon ombilical, je fais mon entrée dans la grande chambre d’angle, au moment où j’arrive chez les Atrides, accompagnée par une odeur de boucherie et toutes les horreurs de la parturition, horreur moi-même, pourpre et gluante, le crâne coincé de guingois par les forceps, tandis que le docteur Pigeon dit : "C’est une petite fille." » C’est une façon de la jeter « arbitrairement dans une colonne d’état-civil qui ne [lui] convient pas », de lui « fermer la carrière maritime », l’ « exclure du lit des filles », la « contraindre dans des jupons ». Grâce à l’écriture, elle peut corriger les mots contraignants de l’obstétricien : « C’est une petite fille-garçon, c’est un petit hermaphrodite, Madame. Le voici pourpre et gluant, […] double comme les Gémeaux du ciel, parfait en sa complétude comme le Shiva Ardhanarisvara qu’il lui sera donné de voir dans un peu plus d’un demi-siècle, sculpté dans la pierre d’Elephanta ».

 

Car ce journal est aussi un carnet de voyages qui contient des notations très personnelles et somptueuses sur l’Inde, l’Allemagne, Paris, Venise, « la ville violette, unique lieu où elle se sente chez elle, entière, non amputée ». Elle seule « lui offre cette totale sensation d’appartenance, ville flottante, sans racines, où elle voudrait justement s’enraciner jusqu’à la mort. Car l’auteur « a construit cette ville en son âme avant même de l’avoir connue, avant même d’en avoir entendu le nom. Avant de savoir, elle a su ». C’est à Paris, en été, qu’a lieu « l’épisode de Strass », liaison féminine placée sous le signe de Laclos et de Casanova, et aussi de la cruauté de la narratrice, même si elle reconnaît qu’il y avait des moments où elle était « lasse du jeu : le mal qu’on cause ne fait pas toujours plaisir ». C’est aussi à Paris qu’elle se rend à la morgue, ce qui donne lieu à des pages saisissantes, aussi bien dans leur forme que dans leur contenu, introduite par cette réflexion sur le vocable lui-même : « Sublime duplicité du mot "morgue". Double sens en dépit d’une étymologie commune et sans mystère. Ni la tenue, ni la maîtrise de soi, ni l’hygiène – épiloguez sur – ne sont concevables sans morgue. Or, pleine d’une morgue qui toujours transparaît sur mon visage, je suis donc allée à la morgue de l’hôpital B. »

 

Ce journal imaginaire est également composé de souvenirs d’enfance, comme la scène de la balançoire, « avec la petite Huguette », poussée trop vivement dans le but de la tuer, dont « le crâne heurte violemment le dallage ». Il est aussi question du « viol de la poupée », ou de la mort du grand-oncle dans les « lieux », surprise par la petite fille entre deux portes, et sur le mystère et la honte de laquelle l’auteur revient vers la fin de son récit. Gabrielle Wittkop évoque « la chambre bleue » où elle passe la dernière nuit d’Anne qui doit entrer dans les ordres le lendemain, en interrompant ses prières : « Ses yeux aussi étaient bleus, d’un bleu glaciaire. Elle a prié presque toute la nuit mais à l’aube, l’autre s’est glissée auprès d’elle, lui a mordu les lèvres, mordu les seins. Anne était trop lasse et trop émue pour se défendre mais elle a pleuré ».

 

Ces autoportraits fragmentés et flamboyants malgré une forme de distance donnée par la virtuosité hypercultivée et raffinée de l’écriture, sont surtout l’occasion d’une méditation sur le temps, comme dans cette projection du « 27 mai 2… : Hippolyte aurait cent ans aujourd’hui. Elle est morte il y a neuf ans seulement, à Venise, face à la mer, sur sa petite terrasse. On l’a découverte, la bouche ouverte, les yeux ouverts, recroquevillée dans un fauteuil, ses lunettes émiettées sur le sol. On ne lisait plus guère ses livres. Elle avait voulu la solitude et l’avait trouvée. Un jour elle m’avait dit : "Personne ne m’aura jamais aimée autant que moi-même, c’est pourquoi je ne peux pas être malheureuse. " » Le refus de toute morale et de tout conformisme ne donne pas pour autant le dernier mot et le récit va de mystère en mystère, dérangeant toujours le confort du lecteur, dans ses conventions linguistiques, sociales ou morales : « Il n’y a pas de clé de l’univers physique, pas de clé de l’univers métaphysique. Il n’y a rien que des traductions et l’amour peut être l’une d’elles. Vibrantes, les délices de l’égoïsme peuvent en être une autre. »

 

Ce livre est si dense et son style est si tendu et exigeant qu’on le lit lentement, par saccades et secousses, en revenant parfois sur la page qu’on vient de lire, tant on n’en croit pas ses yeux ni ses oreilles, atteint dans ses limites corporelles au point de laisser infuser dans le silence de la lecture les mots riches et rares de l’auteur qui précise : « Je ne suis pas Narcisse qui, peu sûr de lui, attend le contrôle et la confirmation du reflet. Je me passe du reflet. Je me passe d’applaudissements, même des miens. Il y a beaucoup de choses dont je puis me passer, par la grâce d’une ascèse élitaire. » C’est pourtant à tous et à chacun qu’on souhaite de pouvoir entrer dans l’univers d’écriture si fascinant de cette individualité exceptionnelle.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 33